Débuts d'une histoire où la fragilité côtoie l'espoir.
Incipit - Ciao bella :
L’urgence surgit : il fallait lui téléphoner.
Coupable.
Où se cachait ce fichu numéro ?
Son esprit éparpillé cherchait dans les méandres de sa mémoire. Il aurait dû
l'appeler depuis tellement longtemps.
Le château de… ? Il ne se
souvenait même plus de son lieu de résidence.
Il brassait d’une main. Les feuilles s’envolaient dans un tourbillon. Toute sa
paperasse.
Le bout de papier devait se trouver dans sa mallette de carton-pâte, celle
qu’il prenait pour se rendre chez elle autrefois. Un des renforcements d’angle
avait sauté avec le temps. Il aurait dû être là, jaune.
Une photo effectuait un looping avant de rejoindre ses congénères : l’image de Rose et Justin, ses parents, se déposait lentement à ses pieds. Ses bords ciselés provenaient d’une époque révolue, d’un temps où les excentricités d’Emma animaient les conversations.
Pourquoi ne parlait-on plus d’elle ? Comment se faisait-il qu’il y eût un tel silence ?
Benjamin se réveilla en sursaut.
Il s’assit, tremblant, haletant. La sueur trempait son tee-shirt. Il comprit brutalement pourquoi il ne savait plus où elle habitait, Emma, sa tante : afin de chasser ce rêve, il dut se répéter mentalement qu’elle était morte. Morte. Depuis deux ans. Le répondeur s’activa ; il ne chercha pas à intercepter le message, bien que la voix lui fût familière.
— Alors, content de rentrer chez toi ? Rappelle-moi, c’est Mario !
Ses yeux tombèrent sur la lettre restée sur son bureau. Le tampon stylisé de
Prabès l’avait dissuadé d’ouvrir l’enveloppe. Il se leva en chancelant :
il voyait le sourire de celle qui l’avait sorti de la médiocrité, les
plissements de ses yeux ; il ressentait le manque, immense, qu’il lui
fallait combler, à tout prix.
Il s’appuya un instant sur sa chaise, en fixant son regard sur une étoile de
shérif authentique qui trônait entre des cartes postales disparates. Puis il
se dirigea vers un miroir artisanal en forme de soleil. Malgré la lumière
jaune de la lampe de chevet, son teint lui parut crayeux. Son nez grec ne
s’harmonisait plus avec ses lèvres pulpeuses séchées par ses halètements. Il
lui sembla que ses cheveux laissaient le champ libre aux rides rectilignes de
son front. Il ouvrit la fenêtre en grand après avoir poussé les volets. La
vague fraîche qu’il recevait d’ordinaire tôt le matin avait filé. L’été
dardait ses rayons acérés au lieu d’assainir l’odeur de la nuit. Il referma
les battants en ne laissant passer qu’un filet de lumière.
— Bonjour Mario. Comment ça va vieux frère ? articula-t-il avec difficulté.
— Salut Ben. Alors, on se retrouve bientôt ? Dis donc, tu es un sacré
veinard : tu retournes enfin chez toi.
Ce dernier composa une réponse embarrassée alors qu’un sourire tordu allégeait
la commissure de ses lèvres.
— Euh… Je… Je suis partagé, j’ai un projet à finir ici. Je t’ai parlé de ce
chef de gare qui voudrait que nous mettions en place nos prototypes à partir
de chez lui ?
Benjamin s’engagea dans un descriptif de ses dernières réalisations. Ingénieur
de trente-sept ans en systèmes embarqués dans le domaine du drone, il n’avait
aucune envie de quitter Rome et de subir l’obscur chambardement organisé par
la maison-mère : cette dernière était située en France, au pied de
son village natal, Prabès, à quelques kilomètres de l’endroit où il avait vécu
avec sa tante. Il résisterait, vanterait ce qu’il avait accompli dans les
filiales étrangères afin d’échapper à l’ordre de rapatriement de ce maudit
courrier.
Mario répliqua :
— Je ne te comprends pas. Pourquoi as-tu travaillé tout ce temps ? Ce n'est
tout de même pas pour rester expatrié toute ta vie ! Allez, ça bouge,
vraiment. Quelque chose me dit qu’on va se faire plaisir. Tu vas voir, les
drones prennent de l'envergure. Je le sens.
— Franchement Mario, tu sais quoi ? Je crois que les têtes bien pensantes
veulent juste s'assurer que nous les écoutons toujours. Rien de nouveau sous
le soleil. Mais ils pourraient nous laisser le temps de finir ce que nous
étions en train de faire.
— Ben ! protesta son ami. On te convie à un grand projet, dans ton pays. C'est
une chance que j'aimerais bien avoir, moi.
Benjamin sentit de l'agacement dans la voix de Mario. Il se ressaisit. Italien
de naissance, son jeune collègue et ami ne rêvait que d'une chose : sa place,
celle qu'il occupait.
Comment lui expliquer qu’il avait trouvé ici un pansement alvéolé de
liberté raisonnable qui, associé à un travail de forcené, lui permettait de
vivre encore, au jour le jour ?
Il y renonça, en plaisantant, avec un cerveau emplâtré par un sommeil
délétère :
— Que veux-tu, l’Italie m’a à sa botte.
Il avait eu des jours meilleurs... Bon prince, Mario entra dans son jeu. Ils
blaguèrent ensemble. Cependant, avant de raccrocher, Benjamin conclut,
conciliant :
— Après tout, tu as raison, c’est peut-être le moment pour moi de rentrer
poser mes valises, et de passer la main.
Ce en quoi il se trompait.