Résurgence d'un coeur oublié - extrait

 
Serge sortit de l’ascenseur et traversa le plateau lui aussi quasiment vide pour cause de congés d'été. Il passa devant le « mur à expression », un mur sur lequel les habitants de l’open space pouvaient dessiner, un concept né de la cellule communication du Groupe. On leur avait expliqué que chaque année, on repeindrait de blanc, après avoir tiré une photo de l’œuvre collective ; les graphismes ainsi obtenu devenaient parfois un motif réutilisé dans les industries du conglomérat. Serge s’y arrêtait rarement… un peu plus cependant depuis que Léonie avait trouvé cette idée « géniale ! »

Il se tint un moment sur le palier, les mains sur les hanches, et parcourut l’espace occupé par ses collaborateurs d’un regard circulaire. L'état dans lequel ils avaient laissé leurs affaires était assez révélateur : Benjamin avait fait table rase des derniers papiers qu'il détenait. Sur le bureau d’Amélie, une multitude de pochettes de couleur était disposée en éventail. Quant à André, il avait abandonné d'énormes dossiers dont s’échappaient quelques feuilles écornées.

Il pénétra à l’intérieur de son bureau. Avant de s’assoir, il se dirigea vers la fenêtre. Il la fit basculer : dix centimètres de battant, pas plus. On pouvait légitimement douter que le mécanisme qui la retenait laissât passer l'air de l'extérieur.

À Paris, il était le seul à savoir que la filiale avait franchi la ligne rouge ; rien n'était prévu pour qu'il avertît ses compatriotes, même dans ce cas extrême. Il eut la sensation d’être pris au piège. Les équipes de la Production, des Achats, ou des Ressources Humaines dépendaient d'autres hiérarchies que lui. Leur point de jonction était trop haut pour qu’ils puissent réellement communiquer. Et du côté des USA… L’ennui était que son anglais était si mauvais qu’il ne pouvait pas s’adresser directement à ses dirigeants outre-Atlantique. Sinon, il aurait lancé une bouée à la mer… même si ce réflexe de survie était probablement suicidaire puisque le cataclysme trouvait son origine dans le fait que ces brutes poursuivaient sans pitié leur facturation, jusqu’à les assécher. Pourtant ils recevaient bien chaque mois les chiffres qu’il leur envoyait : ne voyaient-ils pas que chez Bella, ils n’avaient pas les moyens de se saigner à ce point ?

Il se remémora la dernière réunion financière qui avait connecté les pays du Groupe par téléphone. Il avait annoncé sa présence par un laconique « Hello, Serge’s speaking ». Puis, comme d’habitude, immobile pendant une heure devant le haut-parleur, il avait assisté aux échanges verbeux de ses homologues : seuls s’exprimaient les représentants d’un chiffre d’affaire significatif. Ce n’était pas le cas de Bella, car sa contribution n’avait jamais dépassé quelques dizaines de millions de dollars. De toute façon, Serge en était bien incapable, d’y participer, aux débats. Il demandait à Benjamin de rester auprès de lui pour jouer le rôle d'interprète, mais il n’envisageait pas de répondre à une question, même avec son aide.

 Un ronronnement lui parvenait de la fenêtre entrebâillée. Il écouta résonner le bruit sourd et mat qui montait d'une péniche indolente portée par la Seine, en frottant la cicatrice de son omoplate, souvenir infligé par sa mère. Il ferma les yeux un instant et se laissa envahir par le rythme lent et diffus du moteur en contrebas qui fendait l'onde consentante.

Puis il se prépara à signer leur arrêt de mort, car c’était bien de cela qu’il s’agissait : il allait indiquer dans des cases bien propres que Bella était en train de péricliter, ce qui aurait pour conséquence de la balayer hors du monde des affaires. Il se ravisa : il fallait tenter quelque chose ! Il songea à Martha, l'Américaine à qui il indiquait, chaque mois, toujours avec les mêmes mots, que les chiffres étaient clôturés. Il ouvrit un traducteur automatique, tenta de formuler des phrases. En vain : il ne saurait jamais parler une autre langue que le français. De toute façon, cette femme n'avait rien d'humain pour lui. En somme, elle n'était qu'une boîte aux lettres. Comment lui faire comprendre, qu'eux, les sbires de la maison mère, ils étaient en train de se noyer sous le flot impitoyable de leurs factures extravagantes et qu'il fallait qu'ils cessent, parce qu'ici, des personnes en chair et en os risquaient de perdre leur travail ? Il capitula. Dehors, le tonnerre grondait si fort qu’on eût dit qu’il annonçait un déluge.


    Léonie sursauta violemment quand les éclairs déchirèrent le ciel parisien, d’autant plus qu’elle se souvint qu’elle avait laissé la fenêtre de sa voiture entrouverte. Elle sortit en trombe, traversa d'un trait l’atelier, le hall d’entrée, puis la rue. La véhémence de la pluie drue et serrée obligeait les voitures à ralentir, les caniveaux refoulaient déjà, mais la jeune femme accueillit la douche froide sans réticence, reconnaissante.

Dégoulinante, le tee-shirt collé à la peau, elle retourna à son poste d'un pas alerte… et elle remarqua immédiatement le clignotement qui lui indiquait qu'un message l'attendait : « Bonjour Léonie, c'est Rodolphe. Écoute, je pensais peut-être passer ce soir à mon retour d'Amsterdam. Si par hasard tu es dispo, rappelle-moi ! »

Yes ! La morosité des dernières semaines disparut. Elle attrapa le combiné sans même s’asseoir. Elle tomba sur un répondeur, ne s'en inquiéta pas outre-mesure : le temps reprenait son envol et pour une fois depuis longtemps, elle ne le voyait plus s’écouler ; elle s'activa à revoir les quatre projets qu'elle pouvait lui présenter.

En vain.

À 19h, force lui fut de constater que Rodolphe n'était pas là. Quant à son portable, il était toujours sur répondeur. Certainement un problème de correspondance. Le découragement la rattrapa ; l'enthousiasme du début d'après-midi s'éteignait. Elle consulta la messagerie interne qui lui permettait de communiquer instantanément avec ses collègues (et par là même d'être dérangée à tout moment). Ce dispositif révélait si untel était parti depuis cinq, dix, vingt… minutes (envie pressante, clope, ou désœuvrement dans un couloir un gobelet à la main ?), déconnecté depuis trois heures (resquilleur ?).

Tiens, Serge n’est pas encore parti. « Toujours là Serge ? » pianota-t-elle.

 

Ce dernier se trouvait dans les toilettes, torse nu, et tâchait de laver ses angoisses. L’inimaginable s’était produit : Net Forces avait explosé en vol entraînant avec lui toutes ses saisies besogneuses, fruit de ses travaux opiniâtres de clôture. Il ne restait plus rien. Il n’était plus rien. Il venait de passer quelques heures à essayer de colmater des brèches, sans résultat. Quand il revint à son poste, il y resta un moment sans réagir. Il ne répondit pas au message de Léonie. Qu'aurait-il pu lui répondre ? Serge n'était plus là, il n'existait plus pour la société. Son travail… des mois, des années, envolés… Pschitt ! Jamais il n'avait failli à l'impérative consigne : délivrer les chiffres du mois à J+4. Lundi 1er Août, mardi 2, mercredi 3, jeudi 4 : on y était. De l'autre côté de l'océan, les Américains attendaient la synthèse des réalisations de leur filiale ; au lieu de cela, ils recevraient une bouillie infâme de chiffres incohérents.

Finalement, le message de Léonie fut le déclic qui le poussa à rentrer chez lui. Il n'y avait plus que cela à faire.

Fermer.

Quitter.

 

Lorsque l'ascenseur s'ouvrit devant lui, il contenait Léonie.

— Tiens, Serge ! Pourquoi tu ne m'as pas répondu ?

Il resta muet.

— J'avais besoin de parler à quelqu'un, expliqua-elle.

En théorie, rien ne le reliait à cette jeune femme en dehors du fait que leur feuille de paie avait le même entête et qu'un hasard avait fait qu'ils mangeassent ensemble tous les jours de semaine à 13h15, heure à laquelle la salle commune était vide. Cependant, brutalement, il fut heureux qu'elle se tienne là et qu’elle lui parle un langage qu'il comprenait. Quel frein sauta pour qu'il réalise un acte non calculé ? Jamais il ne le sut. Toujours est-il qu'il n'attendit pas la fermeture de la porte pour poser ses lèvres sur celles de Léonie. Le baiser dura le temps que mit l'ascenseur à descendre.

Ting !

Surpris tous les deux, ils se sentirent d’abord gênés puis rassurés. Un évènement à la fois inimaginable et naturel venait de se dérouler malgré eux, quelque chose qui ressemblait à une évidence. Léonie sortit ; les portes se refermèrent. Quand les battants s'ouvrirent à nouveau, Serge la vit encore devant lui douce et hébétée ; il la laissa partir, dodelinante.

Elle ne se retourna pas.


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