Il pénétra à l’intérieur de son bureau. Avant de s’assoir,
il se dirigea vers la fenêtre. Il la fit basculer : dix centimètres de
battant, pas plus. On pouvait légitimement douter que le mécanisme qui la
retenait laissât passer l'air de l'extérieur.
À Paris, il était le seul à savoir que la filiale avait franchi
la ligne rouge ; rien n'était prévu pour qu'il avertît ses compatriotes,
même dans ce cas extrême. Il eut la sensation d’être pris au piège. Les équipes
de la Production, des Achats, ou des Ressources Humaines dépendaient d'autres hiérarchies
que lui. Leur point de jonction était trop haut pour qu’ils puissent réellement
communiquer. Et du côté des USA… L’ennui était que son anglais était si mauvais
qu’il ne pouvait pas s’adresser directement à ses dirigeants outre-Atlantique. Sinon,
il aurait lancé une bouée à la mer… même si ce réflexe de survie était
probablement suicidaire puisque le cataclysme trouvait son origine dans le fait
que ces brutes poursuivaient sans pitié leur facturation, jusqu’à les assécher.
Pourtant ils recevaient bien chaque mois
les chiffres qu’il leur envoyait : ne voyaient-ils pas que chez
Bella, ils n’avaient pas les moyens de se saigner à ce point ?
Il se remémora la dernière réunion financière qui avait
connecté les pays du Groupe par téléphone. Il avait annoncé sa présence par un
laconique « Hello, Serge’s speaking ». Puis, comme d’habitude, immobile pendant
une heure devant le haut-parleur, il avait assisté aux échanges verbeux de ses
homologues : seuls s’exprimaient les représentants d’un chiffre d’affaire
significatif. Ce n’était pas le cas de Bella, car sa contribution n’avait
jamais dépassé quelques dizaines de millions de dollars. De toute façon, Serge
en était bien incapable, d’y participer, aux débats. Il demandait à Benjamin de
rester auprès de lui pour jouer le rôle d'interprète, mais il n’envisageait pas
de répondre à une question, même avec son aide.
Puis il se prépara à signer leur arrêt de mort, car c’était
bien de cela qu’il s’agissait : il allait indiquer dans des cases bien
propres que Bella était en train de péricliter, ce qui aurait pour conséquence
de la balayer hors du monde des affaires. Il se ravisa : il fallait tenter
quelque chose ! Il songea à Martha, l'Américaine à qui il indiquait,
chaque mois, toujours avec les mêmes mots, que les chiffres étaient clôturés.
Il ouvrit un traducteur automatique, tenta de formuler des phrases. En
vain : il ne saurait jamais parler une autre langue que le français. De
toute façon, cette femme n'avait rien d'humain pour lui. En somme, elle n'était
qu'une boîte aux lettres. Comment lui
faire comprendre, qu'eux, les sbires de la maison mère, ils étaient en train de
se noyer sous le flot impitoyable de leurs factures extravagantes et qu'il
fallait qu'ils cessent, parce qu'ici, des personnes en chair et en os
risquaient de perdre leur travail ? Il capitula. Dehors, le tonnerre grondait
si fort qu’on eût dit qu’il annonçait un déluge.
Léonie sursauta violemment quand les éclairs déchirèrent le
ciel parisien, d’autant plus qu’elle se souvint qu’elle avait laissé la fenêtre
de sa voiture entrouverte. Elle sortit en trombe, traversa d'un trait
l’atelier, le hall d’entrée, puis la rue. La véhémence de la pluie drue et
serrée obligeait les voitures à ralentir, les caniveaux refoulaient déjà, mais la
jeune femme accueillit la douche froide sans réticence, reconnaissante.
Dégoulinante, le tee-shirt collé à la peau, elle retourna à son
poste d'un pas alerte… et elle remarqua immédiatement le clignotement qui lui
indiquait qu'un message l'attendait : « Bonjour Léonie, c'est Rodolphe.
Écoute, je pensais peut-être passer ce soir à mon retour d'Amsterdam. Si par
hasard tu es dispo, rappelle-moi ! »
Yes ! La
morosité des dernières semaines disparut. Elle attrapa le combiné sans même
s’asseoir. Elle tomba sur un répondeur, ne s'en inquiéta pas
outre-mesure : le temps reprenait son envol et pour une fois depuis longtemps,
elle ne le voyait plus s’écouler ; elle s'activa à revoir les quatre
projets qu'elle pouvait lui présenter.
En vain.
À 19h, force lui fut de constater que Rodolphe n'était pas là. Quant à son portable, il était toujours sur répondeur. Certainement un problème de correspondance. Le découragement la rattrapa ; l'enthousiasme du début d'après-midi s'éteignait. Elle consulta la messagerie interne qui lui permettait de communiquer instantanément avec ses collègues (et par là même d'être dérangée à tout moment). Ce dispositif révélait si untel était parti depuis cinq, dix, vingt… minutes (envie pressante, clope, ou désœuvrement dans un couloir un gobelet à la main ?), déconnecté depuis trois heures (resquilleur ?).
Tiens, Serge n’est pas
encore parti. « Toujours là Serge ? » pianota-t-elle.
Ce dernier se trouvait dans les toilettes, torse nu, et
tâchait de laver ses angoisses. L’inimaginable s’était produit : Net
Forces avait explosé en vol entraînant avec lui toutes ses saisies besogneuses,
fruit de ses travaux opiniâtres de clôture. Il ne restait plus rien. Il n’était
plus rien. Il venait de passer quelques heures à essayer de colmater des
brèches, sans résultat. Quand il revint à son poste, il y resta un moment sans
réagir. Il ne répondit pas au message de Léonie. Qu'aurait-il pu lui
répondre ? Serge n'était plus là, il n'existait plus pour la société. Son
travail… des mois, des années, envolés… Pschitt !
Jamais il n'avait failli à l'impérative consigne : délivrer les chiffres du
mois à J+4. Lundi 1er Août, mardi 2, mercredi 3, jeudi 4 : on y était. De
l'autre côté de l'océan, les Américains attendaient la synthèse des réalisations
de leur filiale ; au lieu de cela, ils recevraient une bouillie infâme de
chiffres incohérents.
Finalement, le message de Léonie fut le déclic qui le poussa
à rentrer chez lui. Il n'y avait plus que cela à faire.
Fermer.
Quitter.
Lorsque l'ascenseur s'ouvrit devant lui, il contenait
Léonie.
— Tiens, Serge ! Pourquoi tu ne m'as pas répondu ?
Il resta muet.
— J'avais besoin de parler à quelqu'un, expliqua-elle.
En théorie, rien ne le reliait à cette jeune femme en dehors
du fait que leur feuille de paie avait le même entête et qu'un hasard avait
fait qu'ils mangeassent ensemble tous les jours de semaine à 13h15, heure à
laquelle la salle commune était vide. Cependant, brutalement, il fut heureux
qu'elle se tienne là et qu’elle lui parle un langage qu'il comprenait. Quel
frein sauta pour qu'il réalise un acte non calculé ? Jamais il ne le sut.
Toujours est-il qu'il n'attendit pas la fermeture de la porte pour poser ses
lèvres sur celles de Léonie. Le baiser dura le temps que mit l'ascenseur à
descendre.
Ting !
Surpris tous les deux, ils se sentirent d’abord gênés puis
rassurés. Un évènement à la fois inimaginable et naturel venait de se dérouler
malgré eux, quelque chose qui ressemblait à une évidence. Léonie sortit ;
les portes se refermèrent. Quand les battants s'ouvrirent à nouveau, Serge la
vit encore devant lui douce et hébétée ; il la laissa partir, dodelinante.
Elle ne se retourna pas.