Le grincement monta de la mer comme un râle. La coque s'engouffrait dans l'eau pour en ressortir, se laissant caresser... puis replongeait. Les rayons argentés du soleil adoucissaient ses soubresauts.
Nous avions donné un peu de voile, juste ce qu'il fallait pour se mouvoir. Nos yeux parcouraient les lambeaux de peinture écaillée du pont, surveillant l'entaille à l'avant droit. Nos visages étaient graves ; nos mains serrées sur les rebords accompagnaient l'embarcation au rythme des vagues. La traversée lente déroula un paysage verdoyant, nous naviguions aux allures fluviales. Puis, sous le rire des goélands, les abords devinrent rocailleux et les vagues revêtirent une parure noire pailletée d'or : un amer nous guida alors qu'une ondée ruisselait sur nos corps impavides. Le vent l'effaça. Enfin l'azur sans fin escamota les nuages et la côte dévoila ses plus beaux atours.
Le voilier avait une allure poussive ; pourtant, il en avait promené, des estivaux en quête de ressourcement et des retraités recherchant le calme de l'océan, alors qu'il avait initialement été conçu pour la pêche... Mais il était devenu impossible de colmater ses brèches, le vieux rafiot avait été malmené par les temps.
Un clocher émergea au loin, surmonté de sa croix. Nos yeux embués enregistraient tous les détails, oubliant le liquide qui pénétrait depuis une heure sous nos pieds ; aujourd'hui, nous n'écoperions pas, bien que la coque bût la tasse à grandes lampées. Submergé par nos sentiments, nous écoutions les rumeurs du larges se transformer en un mystérieux requiem.
Une anse s'ouvrait devant nous, nous affalâmes les voiles. Nous effleurâmes les algues tentaculaires, nous glissions maintenant à l'intérieur de la vase. Le sable spongieux émit un bruit d'aspiration sans appel ; l'embarcation effectua son ultime pause et lâcha son dernier soupir. C'était ici que la barque du grand-père avait été « emmêrée », comme il disait, avec une émotion enchevêtrée dans les poils de sa barbe. Nous espérions que l'océan recueillerait de même en son sel, notre compagnon de route.
Nous n'avions pas le cœur de dépouiller notre bateau, nous n'emportâmes que les voiles ce jour-là. Nous quittâmes la vasière sous un soleil de plomb, empêtrés dans nos souvenirs... confiants cependant : non loin de là, l'écume frétillait, les rouleaux dansaient dans le ciel et l'océan scintillait. Bientôt, l'épave offrirait ses arceaux cintrés aux regards des passants, mêlant rouille, éclats de peinture bleue et bois érodés. Fossile vivant, ancré dans le présent d'autres vacances, sa noble carcasse raconterait son histoire. Sublime mémorial, embaumé de parfums iodés, il ouvrirait la porte à d'autres rêves.
À son pied, s'ébattrait quelque menu fretin. L'eau filtrée s'en échapperait, claire, vers d'autres horizons...