Pendant les quatre années où j’avais gardé Irmine à notre service – trois heures par semaine –, elle m’effrayait et elle m’enchantait à la fois par son franc-parler. Pour la sécurité de tous, elle ignorait qui logeait dans notre chambre d’ami, et Kurt s’éclipsait quand elle venait. Elle n’avait jamais posé de question. Ce jour-là, j’avais pris un congé pour préparer un repas que Théodore avait organisé chez nous : nous devions recevoir son patron et ses collègues proches pour le dîner.
— De toute façon ce sont des saligauds, les patrons. Quoi qu'il arrive, ils vont vous entourlouper, commenta-t-elle soudain.
Je dressais le couvert. Un couteau m’échappa, marquant la nappe.
Je songeais à Monsieur Smith, mon premier employeur, à ses détours pour ne pas payer ma prime d’assiduité, insinuant que les heures que je donnais en plus n'étaient que le rattrapage de mon retard. Puis me revint sa gentillesse lorsque j'avais été souffrante, m’enjoignant de partir un peu pour reprendre des forces.
J'expliquai cela à Irmine, qui haussa les épaules.
— Quand je travaillais à l’usine pendant la guerre, les patrons ont bien vite oublié tout ce qui pouvait nous protéger parce que si on ralentissait « la France allait perdre la guerre ». Et allez savoir pourquoi, ils nous payaient cinq francs la journée, la moitié de ce que touchaient les hommes, enfin ceux qui restaient !
Depuis le matin, elle briquait le salon avec un zèle qui me fit craindre pour les lattes du plancher. Je lui demandai si elle n'était pas trop fatiguée, afin de tempérer ses ardeurs. Elle le prit pour de l'admiration et poursuivit de plus belle. Elle me raconta ses journées à l’usine quand elle était munitionnette, elle me parla de l’odeur de l’huile – « …enfin parfois, elle nous giclait même au visage », précisa-t-elle –, du poids des obus, et de la fatigue : « …une fois, je me suis même endormie dans les toilettes. »
Elle s’enhardit :
— Et il n'y a pas que les patrons qui nous attendent au tournant, il y a aussi tous les étrangers qu'on accepte chez nous. Tiens, hier, il y a encore un Russe qui s'est installé ici. Bientôt, il n'y aura plus qu'eux.
Je protestai en évoquant le mal causé par les politiques xénophobes.
— On doit beaucoup aux étrangers, c'est grâce à eux que nous avons maintenant le métropolitain à Paris.
Elle ne répondit pas. Je vis ses rides, son expression de colère qui masquait l'accablement. Croyant pouvoir la raisonner, je lançai alors :
— Chasser les étrangers amène le désordre, pire encore : en Allemagne, le parti nationaliste socialiste, pourtant si proche des gens, est violent, et finalement, le peuple n'y trouvera rien à gagner.
Elle se figea et je crus à ce moment que j'avais ébranlé ses certitudes. Je compris mon erreur quelques minutes plus tard quand elle m'assena :
— Je crois qu'il valait mieux pour tout le monde que votre copain allemand se loge ailleurs.
— Comment ?
— J’ai pas besoin de vos leçons de morale. C’est facile, du haut de vos chaussures astiquées de critiquer ceux qui donne un espoir aux petits comme nous autres. On ne fait pas une omelette sans casser des œufs, il faut parfois de la poigne pour chasser tous ceux qui profitent. Et s’ils avaient raison, hein, si c’étaient les juifs, les Noirs et les autres qui étaient responsables de tout ça ?
Je me gardai de lui demander ce que « ça » regroupait, je fus même incapable de rétorquer quoique ce fût. Elle m’avait toujours paru forte, belle peut-être même. Je pris conscience que je ne l’avais jamais vraiment regardée. Soudain, son double menton me parut immense.
Je m’éloignai, sidérée. Je me remémorai les paroles de mon oncle Léopol. La situation est-elle à ce point catastrophique pour qu’une femme solide comme Irmine haïsse des boucs émissaires désignés par d’autres ? Cette femme qui, pour moi, était l’emblème du bon sens et de l’assurance venait de livrer une bombe dans ma vision de notre monde. Je me souvins de mon autre oncle, Hans, tabassé à mort.
La journée s’étira avec obstination. Je prétextai que nous avions du pain sur la planche pour ne plus adresser la parole à Irmine.
Puis une colère s’empara de moi : le lendemain, après le travail, je résolus d’exposer mon dépit à Mère. J’avais besoin de vérifier que le nazisme n’était pas si étendu que Kurt le craignait – ce fut une erreur de jugement cuisante.
Comme j’arrivais remontée dans son bureau, elle finit par me prendre par le bras pour m’emmener dehors :
— Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi. Les Allemands nous manipulent et jouent aux méchants pour nous faire peur, je ne veux plus entendre parler d’eux !
— Même les petites gens en parlent : ma femme de ménage, elle n’a jamais ouvert les journaux. Elle en parle pourtant.— Et que dit-elle ? s’enquit-elle, très calme soudain.
Décidément, Mère me surprendra toujours, son métier de journaliste prit le dessus, même ici, entre nous, dans la rue.
— C’est pire que tout, Maman, non seulement, elle en parle, mais elle y croit : elle soutient que ce genre de pratique doit servir d’exemple. On ne peut pas fermer les yeux devant des tyrannies pires que les solutions qu’elles sont censées apporter !
« Maman », cela m’avait échappé. Petite, elle m’avait demandé de ne plus l’appeler ainsi, je ne savais pas trop pourquoi. Je la regardais, implorante : Ne va-t-elle pas me dire qu’elle dénoncera ces agissements ? Je maudis le jour où j’avais pris connaissance de la virulence de ces brutes. Mais elle me lâcha le bras, le tapota machinalement, puis rejoignit son bureau, retrouver son sacro-saint travail !
Tandis que je m’en retournai, penaude, les murs de la ville me semblèrent encore plus noirs que d’ordinaire.