La Caresse du vent
— Pour emporter la signature d’un nouveau client, c’est simple : vous lui donnez les grandes lignes et jamais vous ne vous en écartez. Surtout ne pas entrer dans une explication, c'est casse-gueule et inutile. Moins vous donnez de détails, mieux c’est. Je le lui avais dit, à Henri, chez Lazarus. Et il a fallu qu’il s’engage sur une pente glissante pour épater le chaland ! Je l'ai rattrapé in extremis, mais il a bien failli nous perdre.
Akira
sentit la sueur empeser ses aisselles, mais il avait marqué le dernier point de
la journée : Enguerrand, son patron, le regardait d’un œil sardonique qui
montrait son assentiment. Il avait gagné le repos du guerrier. Néanmoins, il se
lança dans une diatribe contre une équipe de rugby, à destination des autres
membres de la tablée, même si le dessert qu’on venait de déposer devant lui le
faisait saliver d’avance. Il en fut récompensé : tandis que la plupart des
convives se précipitait sur leurs assiettes, Enguerrand lui souffla,
goguenard : « Et je suis sûr que tu as commandé une autre petite
gâterie pour ce soir… », signe d’une franche camaraderie. Akira soupira
d’aise : il avait assis sa position en quelques mois et le fait d'être
invité à ce repas le confirmait. Le scintillement des verres augurait une belle
soirée. Dehors, la nuit enveloppait les dernières contrariétés du jour de sa
brume salvatrice. Tout en se repassant l’image de l'œil ébloui de son patron quand
il avait expliqué sa technique imparable pour harponner le client, il s'apprêta
à fendre le dôme en chocolat blanc qui libérerait un cœur de framboise… lorsqu’il
entendit la fin d’une conversation qui rompit l'harmonie du moment.
—… Moi,
j'aime le bruissement des feuilles pressées par le vent qui effleurent le sol
en cascade.
Il tourna
brusquement la tête vers celle qui introduisait un flottement importun… et qui
le dardait de son regard immense. Lola, encore Lola. Cette fille avait
décidément une conduite inappropriée, décalée, comme si une partie d'elle avait
sombré. Pourtant, il pensait avoir banni toute poésie de ce dîner professionnel,
d'abord en médisant habilement de son collègue, puis en abordant un sujet farci
de poncifs sans saveur. Les quelques mots de Lola, bien que nébuleux, le figeaient
sur place, car ils convoquaient en lui des souvenirs qu'il s'évertuait à
oublier.
Akira rentra
lentement la tête. Il avalait machinalement une cuillérée après avoir massacré
le chocolat. Son interlocuteur attendait sa réponse ; il termina son
dessert sans piper mot. Les autres ne s’apercevaient pas qu’il se
recroquevillait sur sa chaise. Il avait à
peine dix-huit ans. Il lui avait raconté qu'il était orphelin. Le mensonge
n'était pas le problème. D'ailleurs, dire qu'il était orphelin était une façon
d'édulcorer la vérité. Mais elle avait voulu
le consoler trop promptement, et il l'avait laissé mordre à l'hameçon.
— Alors,
ce soir, ton programme ?
Enguerrand
se frottait les mains. Akira fixa l'alliance qui tressaillait.
— Putain,
tu vas me lâcher avec ça ! Vas-y, toi, va baiser un coup pour voir ce que
ça fait.
L'autre se
figea sur place, éberlué. Il était le patron tout de même.
En entrant
dans sa chambre, Akira s'employa à chasser les images de la fille qui restait sidérée
à tout jamais dans son esprit torturé. Ils avaient le même âge, même si elle
était, elle, d’une ingénuité improbable. Après
avoir expliqué qu'il lui offrait, bon prince, des préliminaires censés lui
plaire, il lui avait enjoint de fournir sa part d’effort en la dirigeant vers
le sexe impatient. Il ne s'était pas contenté des grandes lignes, il avait étalé
sa science, comme s'il était un savant de la chose. Puis, sans plus de
cérémonie, malgré les silences éloquents de la jeune fille, il lui avait pris
sa virginité. Depuis des années, Akira tâchait de l’oublier, s’accrochant à
l’adage : « Qui ne dit rien consent », sans pourtant se résoudre
à jeter le bout de papier qu’elle lui avait remis en le rattrapant dans le hall
de la gare.
Malheureusement,
les récents remous sur la notion de consentement l’avaient fait replonger dans…
– il n’osait pas se l’avouer – la culpabilité. Et pour y échapper
définitivement, il avait voulu la revoir, pour qu’elle lui dise, elle, que ce
n’était rien, qu’elle avait malgré tout « fait » sa vie. Quand, au
bout de longues recherches, il avait appris qu’elle était à l’hôpital, il avait
été quelque peu désarçonné. Mais homme d’action qu’il était, il avait poursuivi
sur sa lancée. Il s’était rendu au bâtiment U, suivant les indications
données, sans remarquer qu’il fût un peu à l’écart. À l’accueil, à la question
de l’infirmière : « Vous êtes venu pour Madame Debatille ? », il avait acquiescé, à
peine étonné : c’était bien le nom d’usage de la gamine rencontrée trente
ans plus tôt et il avait l’habitude qu’on le devance. Plus tard, il apprit
qu’une campagne venait d’être lancée par son père – la malade ayant passé
un seuil critique –, et qu’une dizaine de personnes s’étaient présentées
dans la journée. Lui avait pensé que l’infirmière le conduirait à la fille,
pour qu’il pût enfin résoudre « son problème ». Soumis à des examens
médicaux, il avait d’abord regretté que son ancienne conquête fût apparemment
si malade qu’on lui imposât toutes ces batteries de tests, transformant une simple
visite en parcours du combattant... Comprenant subitement qu’on le prenait pour
un donneur de moelle osseuse, il avait préféré subir les examens plutôt que d’expliquer
le malentendu. Finalement, une fois tous les tests réalisés, il était trop tard
pour visiter la patiente, ce qui l’avait agacé, même s’il craignait la
confrontation.
Ensuite, il avait repris son activité
sans plus y penser, faisant face à des clients mécontents depuis que l’entreprise
agrémentait ses contrats d'une hausse de tarifs à peine négociables. Alors, quand
on l'avait appelé pour lui dire qu'il était compatible, il avait cherché de
quelle compatibilité il pouvait s'agir, tandis que le médecin poursuivait.
« Bravo, monsieur, pour votre geste. Beaucoup n'osent pas passer le cap.
Pourtant, finalement, l'opération est peu douloureuse. Vous vous réveillez tout
au plus avec une douleur comme si vous aviez écopé de bleus après une
chute. » Akira avait éclaté d’un rire nerveux avant d’expliquer :
« Vous vous trompez, il y a erreur. J’ai fait les tests en croyant d’abord
qu’ils étaient nécessaires pour voir cette malade. Ensuite… je n’ai simplement
pas eu le courage d'affronter une ex, vous devez savoir ce que c'est… ». Il
y avait eu un blanc. Non, le médecin ne savait pas ce que c'était d'être
intimidé par une femme, malade qui plus est. Mourante devrait-il dire.
En repensant à cet épisode, Akira renonça à trouver une fille pour la nuit.
— La
salope, je lui aurais fait voir du pays, marmonna-t-il en pensant aux collègues
qui l’enviaient déjà ou à ceux qu’il dégoûtait.
Lui,
savait que ce genre de discours était fallacieux. En réalité, il n’avait que
très rarement profité des services vendus par les filles de petite vertu. Son
meilleur souvenir était une nuit tiède passée dans un jardin marocain, entouré
d’une végétation grasse et luxuriante, non loin d’un bassin, avec comme paysage
des palmiers qui se déployaient comme un feu d’artifice dans le ciel. Au petit
matin, il était retourné dans son logement de plain-pied qui arborait avec
fierté un enduit aux couleurs chaudes et épicées, Nadjat à son bras. Ils
avaient savouré ensemble ce qui était pour lui un petit déjeuner exotique. Un
mois plus tard, elle avait débarqué en France pour s’installer avec lui. Ce qui
ne l’empêchait pas de continuer à faire venir des filles lorsqu’il était à
l’hôtel. Récemment, il avait apprécié que l’une d’elles s’endormît toute une
nuit, nue à ses côtés. Cependant, il lui arrivait de « materner » quelques
filles perdues, leur trouvant même parfois un autre moyen de gagner leur vie.
Probablement pour s’amender quand même.
Akira
soupira en s’installant dans la chambre d’hôtel. La honte qu’il éprouvait enfin
en repensant à celle qu’il avait connue gamine n’était pas la seule raison à
son renoncement. Il n’avait pas envie de s’offrir une inconnue alors qu’il
savait que sa collègue Lola pourrait être à lui. Comme ça, d'un claquement de
doigt, il pourrait l'avoir malgré ses grands principes, et bien qu’elle soit dévouée
à sa tribu familiale. Dès leur première rencontre au bureau, il avait su que
son charme fonctionnait avec elle. Puis, lors d’un pot de départ où il prenait
ses marques, il l'avait entendue raconter une histoire. Bien droite sur ses
demi-talons, elle s’était vantée d'avoir tenu tête à un commercial itinérant :
« De toute façon, il est impossible de demeurer fidèle toute une
vie », avait-il avancé, sûr de son fait. Elle avait exprimé son effarement
et avait ajouté : « Et il m’assénait ça à moi, alors que j'étais toute
jeune mariée, vous imaginez ? » Akira avait eu la certitude qu’elle la
disait pour lui, cette histoire. Elle se mettait en ordre de combat pour lutter
contre des sentiments évidents qu’elle nourrissait à son encontre.
Lola, il pourrait
l'appeler tout de suite, ou bien il pourrait attendre jusqu'au lendemain et la
cueillir sur un prétexte. Oui, ce serait
facile. Peut-être qu'elle lui ferait oublier la môme qui n'avait pas
dix-huit ans quand elle lui disait « je t'aime, je t'aime »,
incantation futile à laquelle elle avait cru, l'idiote, confondant la pitié
qu'elle éprouvait avec le sentiment sacré.
Ils
pourraient même s'installer un peu, avec cette collègue poétesse à ses temps
perdus. Nadjat lui laisserait le champ libre le temps qu'il faudrait pour que
Lola l’aime un peu. Et ensuite, il serait temps de choisir. Ou pas. Akira
soupira. Il était fatigué de son costume de salaud. Il avait déjà une femme qui
l'accueillait sans rien dire quand il rentrait, c’était déjà pas mal. Briser le
mariage de Lola ne lui apporterait que des ennuis. Et puis, il avait peut-être déjà brisé une vie, trente ans auparavant.
En admettant cette réalité, il sentit ses membres se relâcher. Prendre enfin de
conscience de son acte passé, loin de l’enfoncer dans son mal-être, le soulageait.
Pragmatique, il savait qu’il ne pourrait rien y changer, mais il y avait un
moyen d’alléger le poids de sa
culpabilité.
Le
lendemain, Akira rappela le médecin de l’hôpital qui se refusa à tout
commentaire. Puis il passa un bref appel au bureau. Quand il évoqua une absence
pour raison personnelle sans plus d’explication, son équipe s’étonna : d’ordinaire,
il étalait sa vie sans vergogne. Certains pensèrent qu’il avait un cancer. Même
à Enguerrand, il n’en dit pas plus.
***
L’opération
se déroula aussi bien que l’avait prédit le médecin et il quitta l’hôpital au
bout des deux jours prévus. Il contempla la fameuse ecchymose en bas de son
bassin comme une preuve qu’il avait agi. N’ayant jamais évoqué son
« erreur de jeunesse », il ne pourrait pas se vanter de son acte héroïque
qu’il garderait secret avec un certain plaisir. Certes, il n’avait pas recollé
les morceaux de cette vie abîmée, il était probablement coupable de son crime.
Mais la fille avait déjà reçu le greffon et elle était encore en vie. Elle avait
depuis peu une chance de survivre, et ce, avec un délai indéterminé. Maintenant,
elle était forcément reconnaissante envers cet étranger qui lui donnait un
sursis inespéré, un regain d’espoir, quelques années encore où elle pourrait
dire « Je t’aime » à de véritables être aimés. De plus, il se
persuadait qu’il lui faisait un ultime cadeau en gardant l’anonymat, ce qui
finalement l’arrangeait.
Il ne devait pas entraîner Lola dans une relation sans
avenir. Ses
scrupules se transformèrent en une décision deux semaines plus tard, alors
qu’il échouait dans une nouvelle chambre d’hôtel, ne donnant que sur un terrain
vague et vide. Le lendemain, il annonça à Enguerrand qu’il était prêt à établir
une filiale au Maroc comme proposé. Vaguement inquiet depuis qu’il leur avait
faussé compagnie brusquement, son patron se félicita de ce revirement. Il
s’enfonça un peu plus dans son fauteuil en prenant des airs de pacha et, les
yeux brillants, il lui fit promettre de l’accueillir là-bas. Ah, il ne serait pas déçu : vue sur le
désert garantie ! Akira contacta
Malik – une vague connaissance de Nadjat qui était devenu son homme de
main là-bas – et lui ordonna de lui trouver une maison pour lui et sa
femme. Il arriverait dans un mois avec un billet aller simple. Malik lui promit
les palmiers, mais aussi la terre, rouge. De quoi se dépayser et rassasier au
moins ses désirs de découverte. Du moins pour un temps. Malik ajouta :
— Pas
de souci mon ami, je te dégoterai la maison avec tout le confort digne de toi.
— Attention,
Malik, je ne veux pas d’une maison pour touriste où Nadjat se ferait traiter de
mécréante par sa famille. Tu dois me dénicher une demeure où elle se sentira
bien.
Akira
compléta :
— J’aimerais
aussi un bassin avec au loin quelques palmiers bien en chair et des murs
colorés, pas ce blanc endeuillé qui appauvrit les murs des kasbahs du Maroc.
Plus tard,
en retournant dans le lit froid, aux côté d’un deuxième oreiller sans tête, Akira
rembobina le film de ses pensées, trente ans en arrière. Ils étaient deux jeunes gens, lui ambitieux certes, et elle candide.
Profitant d’un soleil couchant sur une mer étincelante, plutôt que d’une
banquette exiguë, il l'aurait prise dans ses bras, lui aurait murmuré qu'elle
était belle – ce qu’elle n’avait jamais su
peut-être –, et il l'aurait laissé pénétrer petit à petit dans son jardin
secret. Il lui aurait dit ses brimades, la haine qui l’étouffait à l’époque,
avant qu’il fugue de chez lui pour ne plus revenir. Les coups portés par ses
parents n’avaient pas tué son corps, mais l’avait laissé handicapé de la vie.
La fille aurait entendu, écouté, compris. Et elle aurait compati. Et lui ne lui
aurait pas joué son numéro d’apprenti salaud. Il aurait honoré son silence de
vierge immature autrement que par des ébats non consentis.
Avec
l’argent accumulé par l’homme d’affaire, Malik n’eut pas trop de peine à
trouver une demeure correspondant aux souhaits d’Akira. En quelques semaines, ils
conclurent secrètement l’achat d’une maison avec une végétation quasi
luxuriante pour le coin, tout en étant proche de la médina. Malheureusement, quand
Nadjat apprit son projet – qu’il dévoila sur le ton de l’homme certain de
plaire –, il lut de la consternation sur son visage fardé, au lieu de la joie
escomptée.
— Mon
homme, tu devrais le savoir depuis le temps : le pays, c'est pour les
vacances. Quand je rentre en France, ma patrie d’accueil, je ne manque pas de
l’embrasser, heureuse de la retrouver. J’y dépose un baiser avant d’aller
commander un croissant dans un bar, où j’écoute les cuillères tinter dans les
minuscules tasses à café. Je n’ai pas envie de la quitter pour toujours !
Au bout
d’un mois de vains pourparlers, il partit sans Nadjat, une djellabah dans la
valise. Il n’avait pas prévu sa réaction, mais il respecta sa volonté. Elle le
rejoindrait pendant les vacances.
Le bleu
qui stigmatisait le bas de son dos commençait à s’estomper et il s’en allait avec
pour seule certitude, l’idée que, lui aussi… il aurait pu aimer la caresse du
vent.