La caresse du vent - nouvelle

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La Caresse du vent


— Pour emporter la signature d’un nouveau client, c’est simple : vous lui donnez les grandes lignes et jamais vous ne vous en écartez. Surtout ne pas entrer dans une explication, c'est casse-gueule et inutile. Moins vous donnez de détails, mieux c’est. Je le lui avais dit, à Henri, chez Lazarus. Et il a fallu qu’il s’engage sur une pente glissante pour épater le chaland ! Je l'ai rattrapé in extremis, mais il a bien failli nous perdre. 

Akira sentit la sueur empeser ses aisselles, mais il avait marqué le dernier point de la journée : Enguerrand, son patron, le regardait d’un œil sardonique qui montrait son assentiment. Il avait gagné le repos du guerrier. Néanmoins, il se lança dans une diatribe contre une équipe de rugby, à destination des autres membres de la tablée, même si le dessert qu’on venait de déposer devant lui le faisait saliver d’avance. Il en fut récompensé : tandis que la plupart des convives se précipitait sur leurs assiettes, Enguerrand lui souffla, goguenard : « Et je suis sûr que tu as commandé une autre petite gâterie pour ce soir… », signe d’une franche camaraderie. Akira soupira d’aise : il avait assis sa position en quelques mois et le fait d'être invité à ce repas le confirmait. Le scintillement des verres augurait une belle soirée. Dehors, la nuit enveloppait les dernières contrariétés du jour de sa brume salvatrice. Tout en se repassant l’image de l'œil ébloui de son patron quand il avait expliqué sa technique imparable pour harponner le client, il s'apprêta à fendre le dôme en chocolat blanc qui libérerait un cœur de framboise… lorsqu’il entendit la fin d’une conversation qui rompit l'harmonie du moment.

—… Moi, j'aime le bruissement des feuilles pressées par le vent qui effleurent le sol en cascade.

Il tourna brusquement la tête vers celle qui introduisait un flottement importun… et qui le dardait de son regard immense. Lola, encore Lola. Cette fille avait décidément une conduite inappropriée, décalée, comme si une partie d'elle avait sombré. Pourtant, il pensait avoir banni toute poésie de ce dîner professionnel, d'abord en médisant habilement de son collègue, puis en abordant un sujet farci de poncifs sans saveur. Les quelques mots de Lola, bien que nébuleux, le figeaient sur place, car ils convoquaient en lui des souvenirs qu'il s'évertuait à oublier.

         Celle qui hantait sa mémoire refit surface. Il se remémora le bout de papier derrière lequel elle avait griffonné à la hâte une adresse. « Quelle est belle, la mer lorsqu’elle joue la coquette, en revêtant d’immenses parures qui scintillent sous la caresse du vent. » Trente années s’étaient écoulées et il avait conservé la note. Cependant, il n’avait aucune envie de revoir celle qui la lui avait remise, même si… oui, peut-être qu’ils auraient pu être du même bord. « Je t'aime, je t'aime », avait-elle scandé deux jours auparavant alors qu’ils se trouvaient sur la proue d’un voilier. Leur stage s’achevait, ils auraient dû se quitter le lendemain en se promettant d’échanger des photos. Ils étaient jeunes, mais il croyait, lui, avoir de l'expérience. En tout cas, il avait saisi que la fille avait besoin d'être cajolée, tandis qu'elle… elle se persuadait d'un sentiment amoureux qu'elle n'éprouvait pas.

            — C'était bon, n'est-ce pas ?

Akira rentra lentement la tête. Il avalait machinalement une cuillérée après avoir massacré le chocolat. Son interlocuteur attendait sa réponse ; il termina son dessert sans piper mot. Les autres ne s’apercevaient pas qu’il se recroquevillait sur sa chaise. Il avait à peine dix-huit ans. Il lui avait raconté qu'il était orphelin. Le mensonge n'était pas le problème. D'ailleurs, dire qu'il était orphelin était une façon d'édulcorer la vérité. Mais elle avait voulu le consoler trop promptement, et il l'avait laissé mordre à l'hameçon.

         Il resta muet pendant la fin du repas et descendit ensuite mécaniquement l’escalier qui menait les convives vers la sortie du restaurant. Ils débarquèrent sur le trottoir sans qu'il puisse reprendre pied. Lola salua à la volée et s'éloigna, seule. Akira la suivit du regard puis il emboîta le pas du groupe qui rejoignait l'hôtel. Un coup de coude le fit sursauter.

— Alors, ce soir, ton programme ?

Enguerrand se frottait les mains. Akira fixa l'alliance qui tressaillait.

— Putain, tu vas me lâcher avec ça ! Vas-y, toi, va baiser un coup pour voir ce que ça fait.

L'autre se figea sur place, éberlué. Il était le patron tout de même.

 

En entrant dans sa chambre, Akira s'employa à chasser les images de la fille qui restait sidérée à tout jamais dans son esprit torturé. Ils avaient le même âge, même si elle était, elle, d’une ingénuité improbable. Après avoir expliqué qu'il lui offrait, bon prince, des préliminaires censés lui plaire, il lui avait enjoint de fournir sa part d’effort en la dirigeant vers le sexe impatient. Il ne s'était pas contenté des grandes lignes, il avait étalé sa science, comme s'il était un savant de la chose. Puis, sans plus de cérémonie, malgré les silences éloquents de la jeune fille, il lui avait pris sa virginité. Depuis des années, Akira tâchait de l’oublier, s’accrochant à l’adage : « Qui ne dit rien consent », sans pourtant se résoudre à jeter le bout de papier qu’elle lui avait remis en le rattrapant dans le hall de la gare.

Malheureusement, les récents remous sur la notion de consentement l’avaient fait replonger dans… – il n’osait pas se l’avouer – la culpabilité. Et pour y échapper définitivement, il avait voulu la revoir, pour qu’elle lui dise, elle, que ce n’était rien, qu’elle avait malgré tout « fait » sa vie. Quand, au bout de longues recherches, il avait appris qu’elle était à l’hôpital, il avait été quelque peu désarçonné. Mais homme d’action qu’il était, il avait poursuivi sur sa lancée. Il s’était rendu au bâtiment U, suivant les indications données, sans remarquer qu’il fût un peu à l’écart. À l’accueil, à la question de l’infirmière : « Vous êtes venu pour Madame Debatille ? », il avait acquiescé, à peine étonné : c’était bien le nom d’usage de la gamine rencontrée trente ans plus tôt et il avait l’habitude qu’on le devance. Plus tard, il apprit qu’une campagne venait d’être lancée par son père – la malade ayant passé un seuil critique –, et qu’une dizaine de personnes s’étaient présentées dans la journée. Lui avait pensé que l’infirmière le conduirait à la fille, pour qu’il pût enfin résoudre « son problème ». Soumis à des examens médicaux, il avait d’abord regretté que son ancienne conquête fût apparemment si malade qu’on lui imposât toutes ces batteries de tests, transformant une simple visite en parcours du combattant... Comprenant subitement qu’on le prenait pour un donneur de moelle osseuse, il avait préféré subir les examens plutôt que d’expliquer le malentendu. Finalement, une fois tous les tests réalisés, il était trop tard pour visiter la patiente, ce qui l’avait agacé, même s’il craignait la confrontation.

 Ensuite, il avait repris son activité sans plus y penser, faisant face à des clients mécontents depuis que l’entreprise agrémentait ses contrats d'une hausse de tarifs à peine négociables. Alors, quand on l'avait appelé pour lui dire qu'il était compatible, il avait cherché de quelle compatibilité il pouvait s'agir, tandis que le médecin poursuivait. « Bravo, monsieur, pour votre geste. Beaucoup n'osent pas passer le cap. Pourtant, finalement, l'opération est peu douloureuse. Vous vous réveillez tout au plus avec une douleur comme si vous aviez écopé de bleus après une chute. » Akira avait éclaté d’un rire nerveux avant d’expliquer : « Vous vous trompez, il y a erreur. J’ai fait les tests en croyant d’abord qu’ils étaient nécessaires pour voir cette malade. Ensuite… je n’ai simplement pas eu le courage d'affronter une ex, vous devez savoir ce que c'est… ». Il y avait eu un blanc. Non, le médecin ne savait pas ce que c'était d'être intimidé par une femme, malade qui plus est. Mourante devrait-il dire.

En repensant à cet épisode, Akira renonça à trouver une fille pour la nuit.

— La salope, je lui aurais fait voir du pays, marmonna-t-il en pensant aux collègues qui l’enviaient déjà ou à ceux qu’il dégoûtait.

Lui, savait que ce genre de discours était fallacieux. En réalité, il n’avait que très rarement profité des services vendus par les filles de petite vertu. Son meilleur souvenir était une nuit tiède passée dans un jardin marocain, entouré d’une végétation grasse et luxuriante, non loin d’un bassin, avec comme paysage des palmiers qui se déployaient comme un feu d’artifice dans le ciel. Au petit matin, il était retourné dans son logement de plain-pied qui arborait avec fierté un enduit aux couleurs chaudes et épicées, Nadjat à son bras. Ils avaient savouré ensemble ce qui était pour lui un petit déjeuner exotique. Un mois plus tard, elle avait débarqué en France pour s’installer avec lui. Ce qui ne l’empêchait pas de continuer à faire venir des filles lorsqu’il était à l’hôtel. Récemment, il avait apprécié que l’une d’elles s’endormît toute une nuit, nue à ses côtés. Cependant, il lui arrivait de « materner » quelques filles perdues, leur trouvant même parfois un autre moyen de gagner leur vie. Probablement pour s’amender quand même.

 

Akira soupira en s’installant dans la chambre d’hôtel. La honte qu’il éprouvait enfin en repensant à celle qu’il avait connue gamine n’était pas la seule raison à son renoncement. Il n’avait pas envie de s’offrir une inconnue alors qu’il savait que sa collègue Lola pourrait être à lui. Comme ça, d'un claquement de doigt, il pourrait l'avoir malgré ses grands principes, et bien qu’elle soit dévouée à sa tribu familiale. Dès leur première rencontre au bureau, il avait su que son charme fonctionnait avec elle. Puis, lors d’un pot de départ où il prenait ses marques, il l'avait entendue raconter une histoire. Bien droite sur ses demi-talons, elle s’était vantée d'avoir tenu tête à un commercial itinérant : « De toute façon, il est impossible de demeurer fidèle toute une vie », avait-il avancé, sûr de son fait. Elle avait exprimé son effarement et avait ajouté : « Et il m’assénait ça à moi, alors que j'étais toute jeune mariée, vous imaginez ? » Akira avait eu la certitude qu’elle la disait pour lui, cette histoire. Elle se mettait en ordre de combat pour lutter contre des sentiments évidents qu’elle nourrissait à son encontre.

Lola, il pourrait l'appeler tout de suite, ou bien il pourrait attendre jusqu'au lendemain et la cueillir sur un prétexte. Oui, ce serait facile. Peut-être qu'elle lui ferait oublier la môme qui n'avait pas dix-huit ans quand elle lui disait « je t'aime, je t'aime », incantation futile à laquelle elle avait cru, l'idiote, confondant la pitié qu'elle éprouvait avec le sentiment sacré.

Ils pourraient même s'installer un peu, avec cette collègue poétesse à ses temps perdus. Nadjat lui laisserait le champ libre le temps qu'il faudrait pour que Lola l’aime un peu. Et ensuite, il serait temps de choisir. Ou pas. Akira soupira. Il était fatigué de son costume de salaud. Il avait déjà une femme qui l'accueillait sans rien dire quand il rentrait, c’était déjà pas mal. Briser le mariage de Lola ne lui apporterait que des ennuis. Et puis, il avait peut-être déjà brisé une vie, trente ans auparavant. En admettant cette réalité, il sentit ses membres se relâcher. Prendre enfin de conscience de son acte passé, loin de l’enfoncer dans son mal-être, le soulageait. Pragmatique, il savait qu’il ne pourrait rien y changer, mais il y avait un moyen d’alléger  le poids de sa culpabilité.

Le lendemain, Akira rappela le médecin de l’hôpital qui se refusa à tout commentaire. Puis il passa un bref appel au bureau. Quand il évoqua une absence pour raison personnelle sans plus d’explication, son équipe s’étonna : d’ordinaire, il étalait sa vie sans vergogne. Certains pensèrent qu’il avait un cancer. Même à Enguerrand, il n’en dit pas plus.

 

***

 

L’opération se déroula aussi bien que l’avait prédit le médecin et il quitta l’hôpital au bout des deux jours prévus. Il contempla la fameuse ecchymose en bas de son bassin comme une preuve qu’il avait agi. N’ayant jamais évoqué son « erreur de jeunesse », il ne pourrait pas se vanter de son acte héroïque qu’il garderait secret avec un certain plaisir. Certes, il n’avait pas recollé les morceaux de cette vie abîmée, il était probablement coupable de son crime. Mais la fille avait déjà reçu le greffon et elle était encore en vie. Elle avait depuis peu une chance de survivre, et ce, avec un délai indéterminé. Maintenant, elle était forcément reconnaissante envers cet étranger qui lui donnait un sursis inespéré, un regain d’espoir, quelques années encore où elle pourrait dire « Je t’aime » à de véritables être aimés. De plus, il se persuadait qu’il lui faisait un ultime cadeau en gardant l’anonymat, ce qui finalement l’arrangeait.

 Même Nadjat ne se douta de rien. Son absence fut facilement masquée par un pseudo impératif de travail. Elle accueillit ses soupirs avec sa douceur habituelle et il la serra avec une certaine fierté dans ses bras. Il n’avait pas éprouvé ce sentiment depuis longtemps, en tout cas pas avec une telle intensité. Il était de nouveau quelqu’un chez lui, dans cet oasis de tendresse (par comparaison au désert affectif de ses semaines trop lissées). Enfin… jusqu'au jour où il claquerait des doigts. Et le regard immense de Lola se perdrait dans le bleu de ses yeux. Et lui l'idiot du village mondain collectionnant réussites factices et autres faux semblants, il courrait à sa perte, croyant arriver, alors même qu'il toucherait le fond aussi sûrement que lorsqu’il baisait ses putains d'un soir.

 

Il ne devait pas entraîner Lola dans une relation sans avenir. Ses scrupules se transformèrent en une décision deux semaines plus tard, alors qu’il échouait dans une nouvelle chambre d’hôtel, ne donnant que sur un terrain vague et vide. Le lendemain, il annonça à Enguerrand qu’il était prêt à établir une filiale au Maroc comme proposé. Vaguement inquiet depuis qu’il leur avait faussé compagnie brusquement, son patron se félicita de ce revirement. Il s’enfonça un peu plus dans son fauteuil en prenant des airs de pacha et, les yeux brillants, il lui fit promettre de l’accueillir là-bas. Ah, il ne serait pas déçu : vue sur le désert garantie ! Akira contacta Malik – une vague connaissance de Nadjat qui était devenu son homme de main là-bas – et lui ordonna de lui trouver une maison pour lui et sa femme. Il arriverait dans un mois avec un billet aller simple. Malik lui promit les palmiers, mais aussi la terre, rouge. De quoi se dépayser et rassasier au moins ses désirs de découverte. Du moins pour un temps. Malik ajouta :

— Pas de souci mon ami, je te dégoterai la maison avec tout le confort digne de toi.

— Attention, Malik, je ne veux pas d’une maison pour touriste où Nadjat se ferait traiter de mécréante par sa famille. Tu dois me dénicher une demeure où elle se sentira bien.

Akira compléta :

— J’aimerais aussi un bassin avec au loin quelques palmiers bien en chair et des murs colorés, pas ce blanc endeuillé qui appauvrit les murs des kasbahs du Maroc.

Plus tard, en retournant dans le lit froid, aux côté d’un deuxième oreiller sans tête, Akira rembobina le film de ses pensées, trente ans en arrière. Ils étaient deux jeunes gens, lui ambitieux certes, et elle candide. Profitant d’un soleil couchant sur une mer étincelante, plutôt que d’une banquette exiguë, il l'aurait prise dans ses bras, lui aurait murmuré qu'elle était belle – ce qu’elle n’avait jamais su peut-être –, et il l'aurait laissé pénétrer petit à petit dans son jardin secret. Il lui aurait dit ses brimades, la haine qui l’étouffait à l’époque, avant qu’il fugue de chez lui pour ne plus revenir. Les coups portés par ses parents n’avaient pas tué son corps, mais l’avait laissé handicapé de la vie. La fille aurait entendu, écouté, compris. Et elle aurait compati. Et lui ne lui aurait pas joué son numéro d’apprenti salaud. Il aurait honoré son silence de vierge immature autrement que par des ébats non consentis.

 

Avec l’argent accumulé par l’homme d’affaire, Malik n’eut pas trop de peine à trouver une demeure correspondant aux souhaits d’Akira. En quelques semaines, ils conclurent secrètement l’achat d’une maison avec une végétation quasi luxuriante pour le coin, tout en étant proche de la médina. Malheureusement, quand Nadjat apprit son projet – qu’il dévoila sur le ton de l’homme certain de plaire –, il lut de la consternation sur son visage fardé, au lieu de la joie escomptée.

— Mon homme, tu devrais le savoir depuis le temps : le pays, c'est pour les vacances. Quand je rentre en France, ma patrie d’accueil, je ne manque pas de l’embrasser, heureuse de la retrouver. J’y dépose un baiser avant d’aller commander un croissant dans un bar, où j’écoute les cuillères tinter dans les minuscules tasses à café. Je n’ai pas envie de la quitter pour toujours !

Au bout d’un mois de vains pourparlers, il partit sans Nadjat, une djellabah dans la valise. Il n’avait pas prévu sa réaction, mais il respecta sa volonté. Elle le rejoindrait pendant les vacances.

Le bleu qui stigmatisait le bas de son dos commençait à s’estomper et il s’en allait avec pour seule certitude, l’idée que, lui aussi… il aurait pu aimer la caresse du vent.

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