Soirée jazz
Le soleil hésitant dessinait des ronds sur le trottoir.
L'aube avait cédé et les paillettes de ma robe happaient la lumière de quelques
rayons enhardis. Triste gloire ! Je traînai mes pieds meurtris. Je
dépassai en titubant la porte cochère de notre appartement et avançai vers le
précipice des marches qui prolongeaient notre rue pavée. Là, Paris s'étalait à mes
pieds. Je m’agrippai à la rampe en fer forgé. Puis je hissai les bras pour
mieux sentir la brise matinale et levai enfin les yeux au ciel… Il scintillait
comme cette soirée qui avait embrasé ma légendaire retenue. Un
sourire glissa sur mes lèvres à son évocation. Le moment où des musiciens
étaient descendus dans la salle pour inviter leurs spectateurs à danser me
revint en un éclair. Ravis par le jazz que nous venions d’entendre, nous nous
étions facilement laissés prendre au jeu malgré la provocation des
costumes : les hommes étaient maquillés en noirs et portaient des
perruques. Embarrassée, je me remémorai en plissant les lèvres… certaines femmes
dont le corps d’ébène n’était couvert que d’un pagne. Nous avions dansé, ri,
bu. Avant de quitter la salle, j’avais accepté sans même m’offusquer, le baiser
d’un inconnu. Je savais déjà que je n’en parlerais jamais, de cette folie
enivrante.
Je fis demi-tour en soupirant. Au moment où je m'apprêtai à pousser le lourd panneau de bois pour rentrer chez moi, un claquement familier m'indiqua que je dépassai en fait l'heure de partir au bureau : je vis s’éloigner la bonne femme que je croisais tous les matins en me rendant au travail. Je sursautai et lâchai la porte. Mon regard s’abandonna à elle. De sa régularité, j'en avais déduit qu'elle travaillait là, dans l’immeuble jouxtant le nôtre, certainement pour le cabinet d'avocat. À sa tenue, commode et sobre, j’en avais conclu qu’elle vivait de ménages. Sa démarche me fascinait et, très souvent, je calquais inconsciemment mon pas sur le sien. Elle avait une allure rassurante, lourde, elle boitait ostensiblement tel le balancier d’une horloge, et pourtant une force émanait d’elle. Massive, habillée d’une robe qui la recouvrait entièrement malgré les températures estivales, elle portait ce jour-là un sac élégant qui attira mon attention. Je la suivis jusqu'au tramway. D’ordinaire, nous prenions ensuite des directions opposées, mais ses jambes, hypnotiques, scandaient son pas comme un métronome asthmatique et mes yeux étaient rivés sur ses souliers, plutôt fins, du moins si on les comparait aux mastodontes qui s’y plantaient.
En m'engouffrant dans le tramway, j'essayai de me persuader
que je n'étais pas en fuite, mais des questions me taraudaient : après
que j’ai découché, Théodore me chasserait-il ? Ayant dû supporter ma
sécheresse de cœur, pourra-il fermer des yeux cléments sur mon incartade ?
Était-ce la
honte qui me fit rabattre ma cape sur ma robe ou un reste de décence ? Je
regrettai de ne rien avoir dit à mon époux de mon engouement pour le cinéma. J’aurais
alors pu lui expliquer que je me rendais à cette soirée où de nombreux
documentalistes cinéastes étaient invités. Il aurait compris que je me fusse
embarquée là-bas dans un temps qui ne comptait pas les heures et qui m'avait débarquée,
hébétée, au petit matin.
Mes questionnements me pesaient. Je m’assis avant de voir
que la matrone se tenait, elle, debout, la tête ferme ; il y avait
quelque chose de splendide dans son aplomb. En la regardant, mes pensées
s’échappaient, trop complexes, dénuées de sens. Son visage était rond et carré
à la fois, ses lèvres épaisses en leur centre s’affaissaient sur les côtés. Ses
yeux s’enfonçaient sous les sourcils. Entamée par un sentiment de culpabilité
en songeant à l’angoisse de mon mari, je me laissai cependant bercer par le
véhicule. Mais le tramway eut un soubresaut qui me ramena à la réalité : Dois-je
sortir, retourner chez moi et m'expliquer auprès de mon mari ? me
demandais-je subitement. Je tremblais... de froid ? Je me sentais indécise. Je
me fis la réflexion que cette femme, si régulière dans son service malgré sa
condition simple, devait posséder une force inhabituelle. Ce fut cette posture
tranquille qui me convainquit de rester encore. Je décidai de surmonter
l’incongruité de la situation. Soudain, mon guide sortit. Je me calai sur son
pas, sans même regarder au dehors. Elle s’arrêta en se retournant. Je me
trouvai alors si près d’elle que je vis dépasser un médaillon plat sous le col
rond de sa robe. Cette femme avait ses atours, à sa façon. En tournant la tête,
je me figeai, interdite : nous étions à Montmartre ! Un quartier
connu pour son fourmillement artistique. Mais nous contournâmes les immeubles
haussmanniens et je découvris des habitations bringuebalantes, tout autres, un
peu comme si les Parisiens avaient oublié ce point malhabile de leur grande
ville.
Mon mentor s'éloignait, doucement mais résolument. Je repris
ma filature. Qu'en attendais-je ? L'esprit embrumé, je pris une sorte
escalier dont les marches en bois insérées dans le chemin de terre étaient devenues
presque blanches. Leur patine et leurs irrégularités leur conféraient une certaine
noblesse. On eût dit une sorte d'échappatoire vers un monde caché. Je montai
sur la pointe des pieds, manquant à plusieurs reprises d'y laisser mon soulier
de verre, telle une cendrillon fuyant les dangers. Les odeurs étaient
douteuses, mais les matériaux simples de cette enclave empêchaient des fautes
de goût trop criantes, cet endroit avait du charme. En revanche, je scrutai
avec méfiance les réparations de fortune qui maintenaient les murs debout, les édifices
étaient bancals ou suivis d'éboulis ostentatoires.
Essoufflée, je conservais cependant pas plus d’une vingtaine de marches d'écart. Elle vira sur la droite, j'accélérai... et atteignis une sorte de palier sur cette butte hybride. J'entendis un claquement de porte, la femme avait été happée. Un arbre était planté là, devant moi ; je fondis sous ses branches. Prostrée sur un banc, mes larmes secouèrent mes inquiétudes, mes manques, ma petitesse... La nuit d'ivresse et ma folle escapade eurent raison de moi : je sombrai dans un sommeil qui ne réparerait rien, mon avenir était devenu flou.
Extrait de Tous les matins, elle boitait publié sous mon nom de plume : Mélinda Schilge.