Extrait - Tous les matins, elle boitait


Ce passage fait écho à la manipulation de Franco, et Jeanne découvre que son oncle cherche des coupables de substitution pour ne pas voir (ou masquer ?) la montée des totalitarismes. 

Extrait :

Je songeais déjà à m’échapper quand le café fut servi. On apporta des cigares aux hommes.

À côté de moi, ma mère installa une cigarette sur son porte-cigarettes ce qui entraîna la moue courroucée d’une femme aux lèvres déjà pincées. L’assemblée était tellement calme que mon autre voisine souligna que l’on entendait ici le bruissement de la nature. Malheureusement, Théodore, qui tâchait de masquer son état d’ébriété par des traits d’esprit, avança alors :

— Et dire qu’à quelques milliers de kilomètres d’ici, un village basque a été bombardé...

Peut-être eût-il mieux valu qu’il s’en tînt lui aussi à des considérations champêtres, plutôt que d’évoquer la tragédie de Guernica.

— Il y a une autre version.

Eugène affirma cela d’une voix basse, presque éteinte. Une sorte de colère perçait, sa voix avait perdu de sa grandiloquence : elle était sèche et son regard acéré.

Il ajouta :

— Il se pourrait bien que les communistes aient incendié le village[1], afin de faire croire à une attaque qui reste peu crédible.

Il accompagna néanmoins son assertion d’un geste fataliste de la main, comme s’il essayait d’amoindrir la portée de ses allégations. Je baissai la tête : Guernica a été bombardé par les nazis, comment peut-il dire quelque chose d’aussi mensonger ? Comme un silence gêné laissait la voie libre, il poursuivit sur sa lancée.

— Nous devons nous en remettre à ceux qui savent défendre une nation, aux militaires donc. En Espagne, l’armée confirme que les communistes ont voulu discréditer Franco ; ils ont préféré sacrifier cette ville plutôt que de voir leur ennemi vainqueur. Cette engeance pourrit ce pays, comme elle a pourri notre pays de l’intérieur. Ce sont eux les responsables, ce sont eux qui empêchent notre pays de sortir de son marasme.

C’en est trop ! Je me levai et me préparai à rétablir les faits quand ma mère saisit mon poignet :

— Pourtant des correspondants très sérieux, ceux du Times notamment, ont relaté l’horreur. Le feu qui a sévi venait bien de bombes incendiaires.

Eugène ne se battait jamais ouvertement.

— Certes, c’est l’une des versions. Cependant, je le répète, tout le monde ne la partage pas.

Mon corps tout entier était tendu comme un arc, mes sourcils froncés. Son regard glissa sur moi, puis se tourna vers mon père :

— Mais ce genre de sujet ne sied pas à une belle journée comme celle qui nous réunit. André, offrez-nous donc un symbole de clémence pour nous permettre de savourer pleinement ce moment, voulez-vous ?

Et à mon adresse :

— Pardonnez, ma chère, des propos qui n’intéressent pas les femmes.



[1] Eugène supportait le mensonge de Franco, selon lequel la destruction de Guernica était due aux Basques républicains (réduits volontairement aux communistes boucs émissaires faciles, peu dangereux à ses yeux) qui auraient incendié et dynamité la ville dans leur fuite. Ce mensonge du futur Caudillo fut plus tard reconnu unanimement.

 

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