Extrait - Tous les matins, elle boitait

 Dans cet extrait, nous découvrons que Jeanne a toujours, en 1968, un faible pour les automobiles. (Elle est alors âgée d'une soixantaine d'années). Cette particularité, sur lequel le couple s'est construit d'ailleurs, permet de parler du sujet dans la cuisine.


Extrait :

Un soir, Théo soumit, mine de rien, l’idée de nous séparer de la voiture, alors que nous étions à table avec une Lucie taciturne. Adepte de la voie consensuelle, il rompait ainsi le silence qui pesait sur nos dîners. Sa ruse fonctionna : Lucie souligna que, effectivement, la voiture était un gadget. Admirative, elle conclut que si nous parvenions à cet effort, ce serait un joli point marqué contre la société de consommation !

Bien que reconnaissante de l’effort de mon mari à ranimer la vitalité de notre protégée, je jugeai qu’il était dangereux de pousser si loin :

— Notre 2CV nous sera bien utile pour nous rendre dans les Alpes, rétorquai-je, critique. Nous y réfléchirons plus tard.

Je n’étais pas prête à souscrire à ce sacrifice, estimant qu’il apporterait des désordres majeurs dans notre vie. Même lorsque Théo émit la possibilité d’acheter un appartement plus grand en retour, je soupirai : il ne cesserait donc jamais de tirer des plans sur la comète. Je lui fis remarquer qu’à une époque, il ne jurait que par l’industrie automobile, qui nous avait fait vivre pendant de longues années, d’ailleurs ! Lucie dut sentir qu’il ne fallait pas insister. Elle s’éloigna.

Je demeurais songeuse quand mon mari vint (exceptionnellement) essuyer la vaisselle. Et  je ne pus m’empêcher de ressortir machinalement l’une des casseroles encore humide et de lui repasser un coup de torchon… tout en le complimentant néanmoins sur l’une de ses récentes initiatives.

— Ce meuble a vraiment pris sa place ici, dis-je, en guise de remerciement. (J’appréciais l’aide de Théo. Cependant, j’étais peu habituée à sa présence dans la cuisine).

Le vaisselier avait remplacé un meuble en bois ridé aux moulures sophistiquées par un buffet aux tiroirs et aux portes simplement arrondis et peints. Théo me rappela que j’avais été réticente à cet achat, mais n’insista pas.

Puis il ajouta sur un ton plus humble :

— Tu sais, dans le fond, je n’ai pas l’intention de me passer de voiture. Mais ce n’est certainement pas en souvenir de mes années à l’usine quai de Javel. Ce serait plutôt en l’honneur d’une jeune demoiselle qui se passionnait de mécanique.

Amusée, je posai mon torchon.

— Me voilà rassurée, ce n’était donc qu’une passade… d’autant plus que je trouve que notre 2CV, avec son nouveau tableau de bord, a de l’allure, par rapport aux modèles précédents.

— Et pourtant, tu aurais voulu que nous achetions une Dauphine…

— Mais non, mon cœur, rappelle-toi : je t’avais dit que les 2CV étaient increvables et que, finalement, la Dauphine avait un air vieillot, rétorquai-je, sur un ton très sérieux.

Il éclata de rire :

— Je vois que nous n’en avons pas tout à fait terminé avec la mécanique.

Je m’éclipsai de peur qu’il revînt sur une autre idée qui le taraudait ces derniers temps : la DS serait selon lui une meilleure routière que notre 2CV qui montrait – je devais bien l’avouer – quelques signes de faiblesse. Il aurait ajouté un argument irréfutable : que pour se rendre en Alsace, ce serait une voiture qui tiendrait mieux la route.



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