L'envers du décor :
Nous sommes dans les années 90. Sans crier gare, un nouveau moyen de communication, connexion de réseaux, s'immisce d'abord discrètement au sein de la vie publique, pour une élite.
Ici, notre ambitieux s'imagine pouvoir capter le potentiel de cet outil pour ses besoins propres.
Quels espoirs immenses ont pu germer dans l'esprit de ces démiurges qui auraient compris avant les autres la portée d'Internet ?
extrait :
Une lumière bleue émanait des couloirs. André Riviere s'était à peine aperçu que les bureaux s'étaient vidés et n’entendait pas la pluie cliqueter dans la nuit glaciale. Il faisait défiler des profils d’internautes afin de les analyser et de sélectionner ceux qui servaient les intérêts de son site. Happé par les informations qui lui arrivaient, il s’évertuait à répondre à ses adhérents les plus sélects. Plus rien d'autre n'existait que ces fragments de désirs et de talents. Le sexagénaire tapait avec frénésie dans l’encart spécial créé par John, l’architecte de son réseau.
Deux ans auparavant, cet informaticien américain avait réussi l’exploit d’envoyer un message commercial à plusieurs dizaines de milliers de personnes. Accusé d'avoir « détourné » l’Internet à son propre profit, il avait perdu son compte de messagerie. Son action avait défrayé la chronique ; Riviere l’avait engagé. À cette époque, ses collègues français ne connaissaient même pas l'existence de réseaux sociaux.
Le réseau de Riviere avait connu un succès rapide. Le secret dont il l'entourait y était peut-être pour quelque chose. Ou bien le mot d'ordre qui figurait en première page :
« Pour que notre génération soit respectée, conjuguons nos efforts.
Le monde se portera mieux s'il écoute ses seniors ! »
Depuis une décennie, les seniors se laissaient gagner par l'engouement de cette technologie. Du moins ceux pour qui c'était matériellement possible, c’est-à-dire ceux qui étaient encore suffisamment actifs et puissants pour garder un pied dans le monde du travail, condition nécessaire pour pouvoir accéder aux liaisons internet. Ce qui permettait à Riviere de ne pas s'encombrer des indigents.
[...]
Il s’apprêtait à vérifier certains avancements de dossier, quand, subitement, Hertzan apparut. Engourdi, Riviere regarda sa montre : 21 h 30. Les traits de son visage bougèrent à peine.
Il se mit à parler de son succès, Hertzan l'écouta attentivement en s’asseyant. Ses élucubrations au sujet de ce réseau – qui devait se développer « de façon exponentielle ! » – le dépassaient.
— Tu te rends compte, en une année, la Ligue a quand même atteint la centaine de milliers d'adhérents ! se rengorgeait Riviere en se redressant.
Son réseau sur le World Wide Web lui avait permis de connecter entre eux des sexagénaires puissants. Pour eux, il avait lancé une gamme de voyages qui incluait le tourisme médical ; l’un des produits phares était le soin dentaire en Belgique pour les Anglais.
— Je suis persuadé que l’Internet créera la révolution des années 90, martela-t-il, même pour des seniors comme moi. Et la Ligue rendra aux seniors la place qui leur est due.
Sans commentaires, Hertzan se leva et tira le dîner du frigo. Carole avait bien fait les choses. Riviere finit par éteindre son écran en entendant le son du micro-ondes qui livrait ses plats réchauffés. Il s’étira et le rejoignit à la table ovale de son bureau, le sourire aux lèvres. Hertzan avait déjà commencé à manger.