Benjamin la trouva sur le dessus du paquet, la lettre assassine, arrogante. Aujourd'hui, elle portait le logo Erigea fièrement imprimé sur le coin de l’enveloppe. Il remonta et s’assit dans le canapé. Il lut les mots, universels et creux… la réponse "qui ne remet pas en cause vos compétences", mais qui n’en veut pas, de vos compétences. Réponse indécente tant elle était polie.
C'était une fois de trop. Il y avait cru, à ce poste. Un peu plus que d'ordinaire peut-être. Benjamin sentit la colère couler dans son poing quand il roula le papier en boule et qu’il le jeta avec force à travers le salon. Il descendit au garage et conduisit mécaniquement jusqu’au siège d’Erigea.
À l’hôtesse, un peu gourde, qu’il retrouva derrière son comptoir — comme si elle n’avait pas bougé de là depuis son entretien —, il demanda une entrevue "immédiate !".
Jamais il ne sut d’où lui vint la patience de rester assis plusieurs heures, après avoir annoncé qu’il ne partirait pas d’ici avant d’avoir rencontré Hernandès. Le coin visiteur (ou plutôt le recoin) était situé entre l’accueil et le sas d’entrée. Il constituait le dernier obstacle à franchir avant l’escalier menant aux bureaux et n’engageait pas à s’éterniser dans les parages. Il lut et relut les chiffres prometteurs laissés gracieusement à disposition, sans parvenir à en dégager le sens. Ses yeux, enragés, lui faisaient perdre tout sens critique.
Quand Hernandès céda et qu’il descendit enfin, Benjamin était tellement tendu qu’il put à peine tourner la tête pour le regarder. Il en avait oublié qu’il avait faim. Il le suivit dans son bureau, refusa de s’asseoir et exigea des explications :
— J’ai le profil idéal. Depuis vingt ans, j’ai épuisé tous les aspects du métier. À l’entretien, tout s’est bien passé. Que vous faut-il de plus !
Son interlocuteur tenta une réponse facile. Benjamin fit un signe d'exaspération ; il s'avançait dangereusement. Hernandès avait reculé son siège et se frottaient ses mains l'une contre l'autre.
— Bon, bon. Calmez-vous ! Je vais jouer franc jeu avec vous... Voilà.... la raison principale de notre refus est… votre âge.
Cette raison-là, personne n'avait encore osé la lui assener. Cela devait arriver un jour : Benjamin s'assit, ébranlé.
— Je ne vous comprends pas, vous n'allez pas embaucher un junior ?
— Vous ne me comprenez pas, effectivement, monsieur Payin. Pour mes patrons, il semblerait que vous soyez trop jeune pour que nous envisagions de vous embaucher.
Benjamin ouvrit des yeux ronds d’étonnement. Hernandès profita de sa stupeur pour mettre un terme à l’entrevue. Benjamin se retrouva dans le couloir. Il regarda, muet, un senior se déhancher, un dossier sous le bras. Le bruit de ses pas s’éteignaient dans une épaisse moquette grise. Il poursuivait, résolument, droit. Autant que possible.