Nous sommes à un point crucial dans le stratagème monté par Jean-Pierre à
Las Vegas, la ville scintillante et de tous les extrêmes. Un dernier
obstacle se dresse, qui pourrait être fatal à son plan...
Jean-Pierre se mit à arpenter les rues. Les lumières baissaient ; des ombres
étiraient les angles des gratte-ciel bigarrés. De l’audace : cette ville avait
de l’audace, osant plagier et mélanger tout ce qui pouvait attirer l’œil des
citoyens du monde. Ici, chaque continent était représenté en un décor
fourre-tout, animé de touristes enfiévrés, et il s’amusa de la sensualité qui
s’offrait avec effronterie. La seule contrainte qu’il s’imposait était de ne
pas pénétrer à l’intérieur d’un casino. Simplement, au bout de ses
pérégrinations qui durèrent quelques heures, il se sentit désappointé : cette
ville était dénuée de cœur. Ou bien il ne l’avait pas trouvé. Vers 22 h, il se
dirigea vers l’endroit où il devait passer la nuit. Un peu déconcerté, il
accéléra le pas, lassé du spectacle. D'autant plus qu'ici, il était peu
probable qu’il fît une rencontre qui agrémenterait sa soirée.
Il s’arrêta net sur le tapis qui menait aux chambres : il n’avait pas prévu
qu’il trouverait des machines à sous jusque dans le hall de l'hôtel.
Interloqué, il observa pendant un long moment une Américaine plantureuse,
happée par les images synthétiques, qui lui délivreraient peut-être un gain
providentiel. Il s’immobilisa. Il savait que s'il glissait ne serait-ce qu'un
dollar dans une machine, l'engrenage du jeu s'enclencherait. Et il ne pourrait
pas y résister. L'argent qu'il avait subtilisé devait lui permettre de réussir
un grand chelem, pas de s’amuser !
En quittant sa machine, la joueuse lui fit signe de prendre sa place et lui
adressa un clin d’œil en déplaçant ses masses vers l’escalier salvateur ; il
fit un pas dans le mauvais sens. Une partie n’aurait aucune conséquence,
personne ne le saurait. Juste une malheureuse petite partie. Quand il
déclencha le deuxième jeu, il ne réfléchissait déjà plus. La main sur la
manette, les pièces et les billets à l’intérieur de la poche, il était prêt.
Les minutes s’enchaînaient, mais le temps s’était arrêté.
— Bonjour Papa.
Jean-Pierre s’arracha brutalement à l’écran. Un seau de glace ne lui aurait
pas fait plus d’effet. Le téléphone qu’il avait extirpé sans y prêter
attention risquait de le dénoncer.
— Qu… prononça-t-il en se détournant.
— On est dans la voiture pour aller à l’école. On pense à toi.
Il se leva et s’éloigna. Ses yeux restaient rivés sur l’écran qui l’avait
harponné et la machine, mécontente, émettait des couinements censés le ramener
à la raison, mais la partie avançait sans lui.
L’argent que le monstre de métal avait ingurgité ne représentait pas une perte
significative, pas encore : il était encore temps. Il parvint à la première
marche de l’escalier qui le délivrait de la terrible tentation, s’accrochant à
son portable. Ses filles et sa femme s’étonnèrent de l’enthousiasme qu’il
montra à les entendre : l’appât du jeu, le dernier obstacle possible à sa
réussite, venait de fondre.
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